Wednesday, September 25, 2013

Post 18: Now for the French version!

 LIVRE 1:  L'EXODE

    Chapitre 1: Le Pont
       Samedi 13 Juin 1940
      Route de Chartres

     Ras le bol. Ras le bol. RAS LE BOL! Je clopinais a grand peine a cause des ampoules aux talons qu'avaient fait éclater mes beaux escarpins du Dimanche tout neufs, et j'avais l'impression d'avoir les bras a demi arrachés a force de trainer a tour de rôle d'une main puis de l'autre la vieille valise de carton bouilli marron ou j'avais la veille au soir entassé mes trésors. Ma veste du Dimanche en épais drap de laine marine pesait de plus en plus lourd et se raidissait sur mes frêles épaules de treize ans, complètement imbibée par la sueur qui ruisselait depuis des heures entre mes omoplates. Ma mère me trainait par la main depuis cinq heures du matin sur la route de Chartres, fuyant l'avancée des Boches sur Paris dans une cohue indescriptible de voitures, camions, vélos, landaus, hommes, femmes et enfant surchargés de meubles, matelas de lin rayé, valises distendues, ballots rebondis, paquets de papier brun grossièrement ficelés, pendules de cheminée aux aiguilles arrêtées, et cages a oiseaux ou piaillaient encore faiblement des canaris a demi morts de soif...
    Deux fois déja depuis notre départ de Paris a l'aube par la route de Chartres, les Stukas de la Luftwaffe avaient soudainement surgi des nuages, plongé dans un hurlement grandissant et assourdissant de sirène sur notre colonne affolée, et suivi en rase-mottes une courte ligne droite en nous arrosant de leurs mitrailleuses, nous propulsant tels des pantins terrifiés dans les haies et les fossés ou nous nous égaillions a la recherche d'un abri malheureusement illusoire. Nombreux sont ceux qui restèrent a plat ventre le nez dans la boue du fossé, alors que le filet d'eau boueuse se teintait lentement de rouge vif.
   Partout sur la chaussée éclatée, abandonnées en catastrophe, des voitures  en flammes vomissant une fumée noire, des carcasses de camions noircies et fumantes, ouvertes comme des boites de conserve, des cadavres déchiquetés, des mères hurlant leur détresse, et des enfants perdus en pleurs. Un âne blessé, empêtré dans les brancards d'une charrette renversée, brayait a coeur fendre. 
   Les survivants s'enfuyaient droit devant eux sans rien voir voir, poussés par cette panique incontrôlable et aveugle qui oblitère toute pitié, toute humanité, toute miséricorde...
   Un peu plus loin, tout était bloqué.

   L'antique pont de pierres qui enjambait la petite rivière depuis des siècles n'était plus qu'un amas de cailloux encore fumants. Seul restait après le bombardement un petit panneau de guingois avec un nom a moitié effacé : Alène. Deux camions bloqués en travers de la route ne laissaient qu'un étroit passage. Les vieilles planches de chêne de leurs ridelles avaient été arrachées et jetées tant bien que mal en travers du cours d'eau en guise de pont, et il fallait faire la queue pour le traverser. 
   Juste devant nous, un vieillard décharné vêtu d'une salopette bleue toute rapetassée et coiffé d'une casquette plate a bouton s'engagea sur la passerelle improvisée en poussant péniblement une vieille brouette branlante surchargée de paquets et de sacs de jute, au sommet desquels était assis en équilibre précaire un petit garçon vêtu d'une barboteuse jaune sale qui pleurait en appelant sa mère. 
    Soudain surgit par derrière un garçon brun de mon âge poussant une "Hirondelle" toute neuve, portant un vieux sac a dos de cuir et un fusil de chasse sur l'épaule gauche. Il me bouscula et cria au vieil homme méchamment : "Dégage, pépère!". Surpris, celui ci sursauta, hésita un instant, et fit l'erreur de s'arrêter.  La brouette vacilla. Il tenta désespérément de reprendre son équilibre, mais la roue ferrée glissa, la brouette versa, et il tomba a l'eau dans un grand plouf avec son précieux chargement.  
    La matinée avait été éprouvante, et j'étais de mauvais poil...  La colère me saisit. A mon tour, je bousculai le petit salopard de toutes mes forces, et sautai a l'eau. J'étais bon nageur, ayant passé plusieurs fois les grandes vacances a la campagne près de Beynes, une quarantaine de kilomètres a l'Ouest de Paris, dans une petite ferme sise au bord d'un grand étang. La rivière n'était pas bien large, et en trois brasses, avant même qu'il ait eu le temps de boire la tasse, j'avais saisi le gamin par les bretelles et l'avais ramené sur la berge, hurlant de frayeur, mais indemne. Le vieillard s'était raccroché a la brouette renversée, et pagayant d'une main, se débrouilla pour me suivre. Je lui tendis la main pour le tirer sur la terre ferme près du petit garçon, qu'il saisit aussitôt et berça dans ses bras maigres en répétant plaintivement, les yeux morts: "S'il te plait mon petit, ne pleures plus, ne pleures plus, on va bientôt la retrouver, ta maman"... Leurs hardes dégoulinaient sur l'herbe foulée et odorante. Ma mère avait laissé tomber ses bagages au sol et lui frottait doucement le dos, encore toute tourneboulée, ne sachant que faire...
    C'est alors que je m'aperçus qu'en bousculant le garçon a la bicyclette, je l'avais fait tomber a l'eau, et qu'il se débattait désespérément en criant: "A l'aide, je ne sais pas nager!". J'étais encore tellement furieux que ma première pensée fut: "Bon débarras, connard". Son sac a dos trop lourd l'entrainait vers le fond, et il buvait déja sérieusement le bouillon, dérivant avec le courant... Finalement, bon garçon dans l'âme, graine de couillon, j'eu pitié, couru le long de la berge jusqu'a son niveau, sautai de nouveau a l'eau, et nageai vers lui. Le temps que j'arrive, il avait déja disparu, mais je sentis le sac, l'attrapai par les courroies, et le tirai a la surface. Sa tête resurgit, les yeux fous de terreur. Il battait des bras, toussant, crachant, cherchant l'air. Dès qu'il me vit, il s'agrippa a mes épaules, et dans sa panique, me fit plonger a mon tour. Nous sombrâmes tous les deux.
     Heureusement, il s'affola de nouveau et desserra son étreinte. Je tenais toujours les courroies du sac, et me débrouillai pour le tirer en nageant sous l'eau vers le rivage. J'émergeai a quelques brasses du bord, et plusieurs bras solides nous attrapèrent et nous tirâmes sur la terre ferme. Il était livide, et paraissait quasiment noyé. Après avoir détaché son sac a dos et l'avoir allongé a plat ventre dans l'herbe, il fallu pas mal de poussées violentes sur son thorax pour évacuer l'eau des poumons, mais il revint finalement a la vie en hoquetant, toussant, vomissant et crachant. Il respirait péniblement, mais paraissait sauvé. Comme il se retournait sur le dos, le soleil se montra, et un rayon filtrant a travers les feuillages éclairât fortement les méplats de son beau visage a la peau matte et ses longs cheveux de jais tout emmêlés et dégoulinant.
     I ouvrit ses yeux aux prunelles noires, les clignat, et regarda autour de lui, l'air un peu perdu, encore a moitié inconscient, respirant fort et toussant encore de temps a autre. Dès qu'il reprit ses sens, il regarda de tous côtés autour de lui, l'air inquiet, et paru soulagé en voyant son sac a dos tout près. Il se précipita alors sur lui, l'attrapa, et le serra contre lui avec un soulagement évident. Il ne demanda ni ou était son beau vélo, ni ses paquets, qui avaient de toutes façons soit coulé a pic, soit étaient partis flottant au fil de l'eau, a moins qu'ils n'aient acquis de nouveaux propriétaires… A la Guerre comme a la Guerre! 
    Il promena de nouveau son regard de braise autour de lui, encore étourdi, et demanda d'une voix enrouée:  "Qu'est ce qui m'est arrivé? "
     Une femme d'un certain âge qui avait participé au sauvetage me montra alors du doigt en disant: "Vous avez failli vous noyer, ce jeune homme vous a sauvé la vie!".
    Il ne semblait rien se rappeler de ce qui s'était passé pendant les dix dernières minutes…
    Il se saisit de mes deux mains, les serra très fort, puis leva les yeux sur moi, et en me regardant droit dans les yeux, dit avec une grande intensité: "Je te revaudrai ça!".
    Je protestai avec une certaine bougonnerie, soudain irrité: "Tu ne me dois rien du tout, je t'ai juste sorti de l'eau…".
    Mais il répéta avec insistence et passion: " Tu m'as sauvé la vie, et je te revaudrai ça un jour. C'est une dette d'honneur!".
    Puis il se leva, toujours dégoulinant, et ramassa son sac. Comme il avait de la peine a le remettre sur son dos, je soutins le sac le temps qu'il glisse les bras dans les courroies, et j'eu l'impression qu'il était rempli de briques. Je me demandais bien ce qu'il pouvait avoir la dedans. Avant que je puisse dire un mot, il s'était retourné et était parti a grands pas en répétant: "Je te revaudrai ça!".

    Pendant ce temps, ma mère avait pris le petit dans ses bras et le berçait doucement pour le calmer. Le vieil homme était toujours agenouillé dans l'herbe de la berge, l'air complètement hébété, et murmurait doucement une litanie de : "J'ai tout perdu, j'ai tout perdu, j'ai tout perdu…". Ses paquets étaient effectivement soit parti au fil de l'eau, soit avaient coulé, et la vieille brouette en bois maintenant inutile dérivait lentement vers l'aval.


    Il devait être autour de midi. Je ne le savais pas exactement parce que ma montre-bracelet s'était arrêtée. Je pouvais voir de l'eau dedans, et une bulle prise sous le gros cristal rond lui donnait l'air d'un niveau de géomètre.
   Le soleil était maintenant au zénith et cognait fort, ce qui était bien agréable. Il se révélait plutôt efficace a sécher mon costume du Dimanche complètement trempé, qui commençait déjà a "fumer".
   J'étais tout attristé de voir ma belle montre Suisse dans cet état lamentable.  Je fouillai mes poches a la recherche de mon canif a manche de corne, l'ouvrit, et plaçant la lame délicatement sous le bord du couvercle, le fit sauter. Le boitier était plein d'eau, que je laissai s'écouler après avoir retourné la montre. Après l'avoir bien secouée, je la tins au grand soleil et soufflai de toutes mes forces pour en sécher le mouvement , essayant désespérément de la sauver du désastre.
   C'est que voyez vous, ce n'était pas juste une montre ordinaire. C'était ma montre de Première Communion, offerte par mon père, que j'avais choisie moi même parmi les sept présentées a mon choix sur un petit plateau de velours vert a la bijouterie Vapillon plus bas dans la rue. Il ne m'avait fallu qu'un instant pour choisir, c'était celle dont j'avais envie depuis tellement longtemps, et mon père le savait bien. Les six autres n'étaient la que pour faire "un assortiment". LA MONTRE était une superbe montre de pilote Zénith "Spécial" aux aiguilles et numéros lumineux sur cadran noir, mon rêve… La même que portaient au poignet mes héros Mermoz, Saint Exupéry, et les autre as de l'Aéropostale. C'était une grosse montre assez chère pour l'époque, surtout pour un gamin de douze ans, mais j'y avais tellement rêvé et en avait tellement parlé que mon père avait compris ce que cet objet représentait pour moi, et avait demandé a la famille et aux amis de se cotiser pour me l'offrir. Pas de Missel illustré, pas de rond de serviette plaqué argent a mes initiales, pas de coupe papier nickelé a manche de nacre, pas de médaille et de chaine, ni de rosaire a grains d'èbène inutiles. Mon seul autre cadeau, d'ailleurs lui aussi ardemment souhaité, avait été un stylo a plume Waterman a pompe en bakélite marbrée de tons mordorés, qui ne quittait pas ma poche intérieure, et avec lequel je tenais mon "Journal de Bord" a l'encre violette.
   C'était l'heure du déjeuner, et même en pleine Débacle, malgré le chaos qui nous entourait, la vie continuait. Les gens s'´étaient arrêtés, avaient trouvé un petit coin d'herbe fraiche pour s'asseoir, avaient sorti des paniers les victuailles emballées la veille, et cassaient la croûte  comme ci de rien n'était, en se passant une bouteille de gros rouge et en parlant bouffe comme seuls savent faire les Français en mangeant…
   Nous mangions nous aussi notre pain rassis avec du jambon blanc, du saucisson a l'ail, et un morceau de camembert trop fait, que nous partagions avec le vieil homme et le gamin. Il s'appelait Petit Jean Baptiste, et avait près de quatre ans, étant né le 21 Juin, jour du Solstice d'été, et Fête de son Saint patron. Il avait vécu depuis sa naissance a Soisson, ou son père Gilbert Collard avait travaillé comme chaudronnier chez Groebli jusqu'a la mobilisation. Le vieil homme était son grand père Jules, qui était maraicher près de Fontenay aux Roses, et l'avait recueilli avec sa mère, sa fille cadette Germaine lorsqu'ils avaient fui le Blitzkreig avec des milliers de réfugiés Belges. Ils étaient toujours sans nouvelles de son père, et avaient perdu sa mère lors de la dernière attaque de Stukas. Il ne leur restait pour tout bien que leurs vêtements et les quelques bricoles dans leurs poches.
  J'avais enlevé ma veste et l'avait mise a sécher sur un buisson, mais avait gardé par pudeur ma chemise de lin et ma culotte de gros drap de laine qui me grattait les cuisses. Mais je n'en avais cure, et continuai a secouer et souffler sur ma montre pendant tout le repas. Elle avait enfin l'air sèche, et miracle, après l'avoir bien remontée et lui avoir donné l'impulsion rotative idoine, elle se remit en marche. J'´étais ravi, et sautai de joie. La chance me souriait enfin.
   Pas Pour longtemps…                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       
       
 Chapitre 2: " La Camarde"
    Plus tard dans l'après midi

     Rassasiés, reposés, et mon complet veston presque sec, nous reprîmes notre lent cheminement avec les autres fuyards, trainant toujours nos valises trop pleines. Le pauvre vieux père Jules, son petit fils sur les épaules, trop faible pour tenir le rythme, était a la traine, et nous finîmes par les perdre de vue. Chacun pour soi… La chaleur de cette mi-mai nous étouffait.  Je commençais a envisager sérieusement l'abandon de mes auteurs favoris, et ma mère se demandait
 si elle tenait tant que ça a sa vaisselle et ses verres en cristal de Bohème. 
     La cohorte des Parisiens en fuite, épuisée par la marche et la tension nerveuse, paraissait de plus en plus chaotique et désorganisée. Des voitures tombaient en panne d'essence après quelques hoquets désespérés, et après avoir essayé de les pousser un moment en famille, leurs propriétaires épuisés devaient se résigner a les laisser sur place et choisir le coeur brisé parmi leurs trésors ceux qu'ils devraient abandonner. Ce qu'ils abandonnaient était, nature humaine oblige, immédiatement pillé par ceux qui n'avaient jamais rien possédé de tel, et était de nouveau abandonné  pour cause de fatigue et récupéré par d'autres un peu plus loin…
     Les belles torpédos noires au réservoir vide, maintenant poussiéreuses et inutiles, étaient finalement basculées au fossé pour laisser le passages a de vieux chariots aux roues de bois cerclées de fer, attelés de chevaux de trait ou de boeufs blancs qui, même fatigués, avaient l'avantage de pouvoir brouter leur carburant sur les bords du chemin.
     Les bas côtés était jonchées de ces objets hétéroclites, tour a tour aimés, abandonnés, désirés, appropriés, et de nouveau abandonnés: postes de TSF en bakélite brune, horloges a balancier doré et cadran émaillé, décors de cheminée "a l'Antique" en régul patiné façon bronze, guéridons en palissandre plaqué ornés de bronze doré,  gros vases en porcelaine de Sèvre aux  mièvres images de bergères de fantaisie, couples de panthères stylisées en céramique noire, fausses toiles de petits maitres serties tels des joyaux dans des cadres de stuc trop doré. Tout le mauvais goût de la petite bourgeoisie Parisienne était la exposé dans une interminable galerie a ciel ouvert, et la foule défilait en silence et au ralenti devant ces témoins dérisoires de la notoriété et de la respectabilité. Il y avait même la dans l'herbe, veillée par un buste de La Du Barry, incongrue dans ce désordre et bien nettement empilée, une édition complète du Larousse Mensuel Illustré 1935-37 en dix massifs pesants volumes, symbole s'il en est de la bonne éducation. Mais tout le savoir du monde est bien lourd a transporter dans ces conditions, et finalement pas d'une très grande utilité… Un gamin excité se chargeât de faire basculer au fossé cette colonne brisée symbolique des connaissances humaines de l 'époque, et le volume des M s'ouvrit, symbole s'il en est de la bêtise militaire personnifiée, a la page MAGINOT: "Ministre de la Guerre ayant construit une ligne de défense militaire imprenable le long de la frontière Allemande"… Il avait suffit aux Boches de l'ignorer, et de passer par la Belgique, une stratégie qui semble tout a fait a la portée d'un enfant de 13 ans. Ni Joffre, ni Pétain n'y avaient pensé… 
    Des soldats en uniforme débraillé, aux casques bosselés, et aux bandes molletières en vadrouille se mêlaient aux civils. Déserteurs, fuyards, ou officiellement "en retraite", on ne savait trop...
   Une troupe de bonnes soeurs aux cornettes en bataille, menées par un abbé grassouillet aux joues couperosées, portant haut la tête sa barrette a quatre cornes, égrennaient en choeur avec ardeur et une ferveur non feinte leur chapelet, pensant sans aucun doute qu'un Bon Dieu compatissant quelque part au Ciel les entendait et se souciait du sort de leurs insignifiantes petites personnes… Je me dit que la religion était vraiment non seulement "l'opium du peuple"(mon père m'avait lu des extraits de Das Kapital), mais aussi celui de ses troupes ordonnées, moines, moinillons, nonnes, nonnettes et autres "bonnes" frangines. 
     Nous continuâmes péniblement notre cheminement tout l'après midi, traversant des villages quasi déserts, ou seuls quelques vieux en blouse noire, refusant d'abandonner leurs biens au pillage, montaient la garde assis sur le pas de la porte, la pétoire appuyée au chambranle a portée de la main. D'autres s'étaient barricadés derrière leurs portes de chêne, effrayés par ce soudain influx de visiteurs aussi inconnus qu' indésirables, et jetaient de temps en temps un coup d'oeil inquiet par le judas. D'autres encore profitaient de l'aubaine pour vendre un prix exorbitant quelques denrées tirées de leur cave ou de leur saloir. Nous n'avions plus qu'un quignon de pain sec, et ma mère, toujours prévoyante se procura ainsi en échange de quelques billets matière a un chiche diner.
    A chaque fontaine, les marcheurs assoiffés se bousculaient pour remplir qui leurs gourdes, qui des bouteilles portant encore l'étiquette du bon cru qui avait accompagné le casse croûte de midi. Certains aspergeaient d'eau fraiche avec délices leurs visages maculés de poussière et de suie, et des coulées semblables a de grosses larmes noirâtre striaient leurs traits fatigués.
    Ni moi ni ma mère avions pu nous résigner a abandonner aucuns de nos pauvres trésors, et nous trainions donc toujours nos valises pleines, qui nous paraissaient de plus en plus pesantes. D'un morceau de ficelle ramassé sur la route, j'avais fait des bretelles pour porter la mienne dans le dos, si bien qu'au lieu des crampes dans les bras du matin, j'avais maintenant l'impression d'avoir les épaules sciées.    
    Enfin, le soleil se coucha, ses derniers rayons faisant flamboyer la poussière du chemin, et nous décidâmes que de toutes façons,  nous étions trop fatigués pour continuer et qu'il fallait trouver un abris.  De plus, nous pouvions voir derrière la haie une cabane abandonnée au milieu d'un champ en jachère, au bord d'un tout petit ruisseau. La barrière n'était pas fermée, et la porte branlante était entrouverte. Le toit de tôle rouillée avait l'air encore solide. De toutes façons, il faisait beau, mais ma mère préférait ne pas coucher a la belle étoile. La cabane était vide, a part quelques outils rouillés et un peu de foin dans un coin qui nous servirait de litière. Ma mère y jeta son manteau, moi ma veste, nous lâchâmes nos valises sur place et nous nous écroulâmes comme des masses. Les pieds et les mains en sang, le dos douloureux, le souffle court, le ventre vide, nous étions en piteux état. En plus, comme je ne portais pas de chapeau, j'avais pris un coup de soleil sur le nez, qui me brûlait déjà… Nous nous regardâmes en soupirant, et ma mère m'attira a elle et me caressa les cheveux comme quand j'étais petit en chantonnant tout bas:
     "Frère Jacques, Frère Jacques, dormez vous, dormez vous?"
 Je repris en canon tandis qu'elle continuait plus fort:
     "Sonnez les matines, sonnez les matines, ding-dingue-dong, ding-dingue-dong!"
 Nous reprîmes en choeur plus fort encore, et encore plus fort, et enfin a pleine voix. Je me serrai contre elle, et nous nous étreignîmes en pleurant. Point n'était besoin de paroles, nos pensées se rejoignaient au temps du bonheur, a peine un an plus tôt, quand nous chantions la rengaine a quatre voix, avec ma soeur et mon père, encore tous le quatre ensemble, avant que la tempête qui balayait la France ne nous sépare… Je ne sais combien de temps nous restâmes ainsi a sangloter doucement.
    Une voix d'homme nous tira brutalement de notre rêve alors que la porte s'ouvrait en grand avec un grincement strident:
    "Merde alors Marcelle, c'est déjà occupé! Et puis ça fait du joli! "
    Heureusement, l'intrus n'insista pas, et resté sur son malentendus, nous laissa a nos petites affaires… Son immixtion nous avait néanmoins sorti de notre torpeur, et après nous être assis un moment dans le foin, nous décidâmes d'un commun accord d'aller jusqu'au ruisseau nous rafraichir et laver nos plaies. En fait de ruisseau, c'était a peine une rigole, mais le filet d'au fraiche et claire était assez pour nous désaltérer et nous laver. Nous n'y attraperions pas de truite pour notre diner, mais nous avions les quelques provisions achetées a prix fort a ce "profiteur" au dernier village: une bonne tranche de pain de campagne, deux tranches de jambon, et un fromage de chèvre. Arrosés de l'eau pure du ruisseau, jamais choses si simples n'eurent autant de saveur tellement nous étions affamés, et nous les dégustâmes assis dans l'herbe et les pieds dans l'eau fraiche. Il en faut parfois peu pour se ménager un petit moment de parfait bonheur dans un monde au bord de l'abîme.
     La nuit était maintenant presque tombée, et c'est dans l'obscurité naissante que nous regagnâmes a tâtons notre couche de foin odorant. A peine allongé, je m'endormis comme une bête, la tête blottie contre le flanc de ma mère. 
    Au petit matin, des explosions lointaines nous réveillèrent en sursaut. La Guerre était toujours la toute proche, et il était temps de reprendre la fuite… Il ne fallu pas longtemps, puisque nous avions dormi tout habillés, et n'avions pour tout bagages que deux valises et un sac a main. Ma mère me frotta les cheveux pour en faire tomber les brindilles de foin, et s'étant agenouillée au bord du ruisseau pour se mouiller la figure, elle me les humecta des deux mains en se relevant et les lissa tant bien que mal.
    La route était déjà envahie de grappes de piétons hagards aux traits tirés, aux yeux cernés, et aux vêtements froissés. Certains poussaient toujours devant eux depuis Paris des landaus surchargés de paquets. Des charrettes a bras tirées par les parents étaient poussées a hue et a dia par les enfants. De temps a autres, klaxonnant pour qu'on lui laisse la place, passait une voiture qui n'était pas encore tombée en panne d'essence. Nous nous joignîmes au pitoyable défilé en silence, résignés, encore ensommeillés, les yeux cernés, la tête vide…   
    Un camion plein de soldats Français, "nos défenseurs", lâchement en fuite, nous doubla en hâte en nous criant : "Les allemands arrivent!", semant la panique dans leur sillage empoisonné. J'avais honte pour eux…
     La foule affolée essaya bien un moment d'accélérer la cadence, mais rapidement épuisée, reprit bientôt son train de limace fatiguée…Elle me faisait penser a un tableau de Bruegel que j'avais vu en illustration dans un livre d'Art a la Bibliothèque Municipale, et qui m'avait beaucoup impressionné: "La Parabole des Aveugles".
    Nous arrivages sur la place principale d'un gros bourg dont j'ai oublié le nom, ou des jets d'une eau fraiche et abondante jaillissaient des tuyaux de plomb d'une haute fontaine sculptée, et remplissaient un grand bassin de pierre a la margelle usée par le temps. Les gens assoiffés s'y précipitaient dans une bousculade indescriptible pour boire et remplir qui leurs bouteilles, qui leurs gamelles, qui de vieux seaux galvanisés qu'ils trimbalaient accrochés a leur charrette. 
     Ma mère s'effondra sur un banc de bois a l'ombre des platanes, et me tendit nos deux bouteilles vides. Je me faufilai entre les corps d'hommes et de femmes humides de sueur malodorante,   me baissant pour passer entre leurs jambes écartées, et arrivai a me coincer contre le bord du bassin et a y tremper mes bouteilles l'une après l'autre, qui commencèrent a se remplirent lentement en glougloutant.
     Mais un bruit de moteurs se fit soudain entendre dans le ciel,  et se rapprocha rapidement. 
Avant même que nous n'ayons pu chercher un abri, le Stukas sortirent une nouvelle fois des nuages et piquèrent droit sur nous dans un bruit infernal de sirène emballée, tout a la fois menace, signal d'alarme, et transporteurs volants de la camarde. Le crépitement des mitrailleuses affola encore plus la foule qui refluait en désordre pour tenter de de mettre a l'abri des murs centenaires de la vieille égalise délabrée. 
     Par chance, je me trouvais a l'abri agenouillé derrière la margelle de la fontaine. Je m'écrasai au sol, les bras sur la tête, collé au mur de pierres. J'entendais les balles percuter la  la statue qui me dominait et rebondir sur les pavés. J'entendais aussi les cris des malheureux qu'elles transperçaient et qui s'effondraient sur place. Quatre avions se succédèrent en un éclair et reprirent aussitôt de l'altitude en s'éloignant vers le Nord, insouciants du carnage qu'ils laissaient sur la petite place auparavant si paisible. L'attaque n'avais duré que quelques secondes, et je ne savais pas encore que ces quelques secondes changeraient radicalement le cours de ma vie. Je me relevai hébété, et mon premier regard fut en direction du banc ou j'avais laissé ma mère. L'air était chargé de poussière et de fumée, mais je pouvais cependant voir qu'elle y était encore assise. Je m'approchai en titubant, les jambes flageolantes, criant éperdument : "Maman, maman!". Elle me regardait fixement sans un mot, les mains crispées sur la poitrine. Je m'approchai encore, et découvris avec horreur la tache vermeille qui allait s'agrandissant sur le devant de sa robe,  le sang jaillissant a flots d'une blessure qu'elle essayait vainement de comprimer. Elle me regarda droit dans les yeux avec une détresse infinie, un filet de sang perlant a la commissure des lèvres, et expira avec un hoquet, sans un mot, sans une plainte. Ses beaux yeux verts s'éteignirent, soudain terriblement fixes, grand ouverts. Puis sa tête retomba lentement sur sa poitrine et sa crinière rousse se répandit sur ses épaules tel un linceul de feu. Je me tenais la debout a deux pas, frappé de stupeur, incrédule, encore incapable de comprendre ce qui venait d'arriver, et que j'étais maintenant seul. Je tombai a genoux devant elle,  enfoui ma tête dans son giron encore chaud, et me laissai aller a des sanglots convulsifs et désespérés.
    Autour de nous, des gens courraient de droite a gauche, d'autres criaient, pleuraient; d'autres encore, blessés, mourants, imploraient a l'aide… Le docteur du village, un vieil homme a barbiche, le chapeau melon en bataille, portant chemise amidonnée a col cassée en celluloïd avec une lavallière, pantalon a rayures, veste noire et gilet barré d'une chaine de montre en or étincelante s'affairait auprès d'eux, quasi impuissant a cause de la gravité des blessures, qui étaient plutôt du ressort des "bouchers" de l'armée… Il va sans dire que les balles de mitrailleuses gros calibre des  Stukas font des dégâts infiniment plus importants que les plombs de chasses qu'il avait eu maintes fois l'occasion d'extraire au long de  sa longue carrière.
    Je ne sais combien de temps je restai ainsi immobile, pétrifié, recroquevillé dans  ma douleur, ne sachant que faire. Soudain, je sentis un main se poser sur mes épaules, et une voix qui ne semblait pas inconnue dit: "Je suis désolé. Je m'occupe de tout!". C'était mon "ami de rencontre" du matin même, Antoine Mattéi.
   "Appelles moi Tony", dit il encore. Il me pris par les épaules et me releva, puis se pencha sur ma mère, l'allongea sur le banc de pierre froide, et d'un geste très doux, lui ferma les yeux. Sa mâchoire baillait. Il la referma, lui lia son écharpe autour de la tête, et la recouvrit tel un suaire de son châle de soie mauve.
    Les "secours", si on peut les qualifier de tels, s'étaient un peu organisé, sous la direction du vieux docteur et du maire du village. Des portes dégondées, des planches, des plateaux de table servaient de civières. Les blessés étaient transportés au dispensaire, et les morts étaient un a un  alignés dans le choeur de la vieille église voisine. Un curé en soutane râpée, une superbe étole brodée de fil d'or autour du cou, un grand crucifix d'ébène a la main, s'affairait parmi les mourants, oignant les fronts d'un chrême tiré d'une petite jarre d'argent, et marmottant a toute vitesse des extrêmes onctions bâclées: "Per istam sanctam unctionem…, propitius allevet". 
    Les familles indemnes avaient déjà repris la fuite, craignant le retour des avions de chasse. Le maire annonça que le curé allait dire une messe d'enterrement pour les défunts, et les fossoyeurs se mirent au travail pour creuser la dernière demeure de la dizaine de malheureux qui avaient trouvé la mort dans l'attaque. Il n'y avait pas le temps de faire faire des cercueils. 
    Je ramassai le sac a main de ma mère qui était tombé a ses pieds, et le serrai contre ma poitrine.
    Ma mémoire garde peu de traces de la cérémonie, elle aussi plutôt bâclée, si ce n'est la voix de fausset du bedeau, la profusion de coups de goupillon, et un dernier baiser sur la joue déjà froide de ma mère qui me fit réaliser avec violence qu'elle n'était vraiment déjà plus la, et qu'elle ne vivrait désormais plus qu'en moi…
     Une fois les cadavres descendus dans la fosse et nettement empillés, les fossoyeurs les recouvrirent a grands coups de pelle d'une argile rouge collante, et je n'eu que le temps de voler une rose en céramique sur une tombe voisine et de la jeter au hasard entre les mottes en dernier gage d'amour filial. Le petit cimetière de Rochefort et la fosse commune creusée juste contre le mur de l'église sont restés a jamais gravés dans ma mémoire.  
     Tony répéta: "Je suis désolé, mais les Boches arrivent, et il faut continuer. Viens avec moi, je m'occupe de tout.", et me pressa de reprendre la route. Un vélo était la abandonné, et il le récupéra illico. Je ramassai ma valise qui était restée derrière le banc, réussi a y loger le petit sac a main de maroquin pourpre, et après l'avoir soigneusement re ficelée, l'attachai au porte bagages. Tony accrocha son sac a dos au cadre. J'abandonnai sans états d'âme l'argenterie et les verres en cristal de Bohème que ma mère avait vainement essayé de sauver du désastre. Je n'en avais nul usage, et pouvais a peine trainer mon propre chargement de souvenirs. Il se mit en selle, je m'assis a califourchon sur ma valise, et nous voila repartis vers le Sud a grands coups de pédales, zigzagant entre les piétons, les charrettes, les nids de poule, et divers obstacles abandonnés au milieu de la route. Je me cramponnais a sa ceinture pour garder l'équilibre.
    A la tombée de la nuit, nous étions arrivés a Ablis, et Tony décida de s'arrêter et de passer la nuit dans un vieux pigeonnier abandonné, et par les hommes et, heureusement pour nous, aussi par les pigeons. Tandis que je m'installais, il alla faire les yeux doux a la boulangère du coin et réussi a lui acheter un pain rond bien doré et cuit le matin même. Le même manège avec la charcutière lui valu un saucisson sec et une bouteille de vin rouge. Assis dans l'herbe, adossés au vieux mur de pierre encore chaud du pigeonnier, il ne nous fallu pas longtemps pour dévorer ces victuailles. Nous nous passions la bouteille, et buvions au goulot a tour de rôle un âpre Cahors qui me réchauffait les entrailles, si ce n'était le coeur. Je n'avais jamais bu jusqu'alors de vin pur, mais Tony prétendit que ça me ferait du bien... 
     La nuit tombait, le village était calme, j'avais le ventre plein, un petit coup dans le nez,  et un grillon chantait tout près de mon oreille dans un trou du vieux mur encore chaud du soleil de la journée. Je m'engourdis en pensant au temps d'avant, avant la guerre, avant que mon père ne parte, avant que les boches arrivent, lorsque nous étions une famille heureuse... 

Chapitre 3: " L'Avant Guerre"
 Boulogne -Billancourt, 1938

    Nous habitions un petit appartement chichement meublé au dessus de "la Clinique Populaire", dans un immeuble décrépit située au coin de la Rue de Billancourt et de la Sente de la Pyramide, au coeur d'un quartier résidentiel ouvrier de Boulogne-Billancourt, pas très loin des Usines Renault, de la gare, des Usines Farman, et des Studios de cinéma de Billancourt. Nous y vivions depuis quatre ans. Mon père était le médecin et chirurgien résident de la petite clinique dispensaire, qui appartenait toujours au vieux Docteur Bonnafout. Il l'avait ouverte 30 ans plus tôt au sortir de la Grande Guerre dans ce quartier populaire et défavorisé, et y avait vécu sa vocation comme un sacerdoce, soignant tous ceux qui venaient a lui, parfois a crédit, parfois au troc, et souvent pro bono. Il y avait a peu près englouti la petite fortune que lui avait laissé son père, et terminait ses jours dans l'appartement voisin en compagnie d'une vieille servante de la famille qui préparait les repas, que nous prenions en commun. Il avait eu la chance de trouver en mon père une âme soeur pour continuer son oeuvre, le coeur a gauche, lecteur de Jaurès, admirateur de Blum, adhérent de la première heure du Front Populaire qui avait porté Blum au pouvoir deux ans plus tôt. Ma mère le soutenait et le secondait de son mieux, aidée d'une "verseuse de pots".  
     Mon père Erik Frank était d'origine Allemande, mais de mère Francaise, né a Fribourg en 1899. Parlant couramment le Francais, il était venu terminer ses études de médecine a Paris en 1925, afin d'apprendre les dernières techniques mises au point par le célèbre chirurgien Victor Pauchet au petit Hopital Saint Michel. Il y avait rencontré ma mère qui y était infirmière, et s'appelait alors Sarah Margolis. Son père Isaak Margolis, seul rejeton d'une famille de commerçants juifs de Kiev, avait fui la Russie a 16 ans a la suite des pogroms déclenchés par Alexandre III en 1880, ou ses parents avaient été massacrés et leur magasin incendié, et avait trouvé asile a Paris auprès de cousins éloignés. N'étant pas pratiquant, et ayant un don pour les langues, il s'était bien intégré a la société Française, et avait épousé sur le tard Emilienne Bouvard, une bonne catholique originaire de Beynes, ou ses parents avaient une petite exploitation agricole. Leur fille unique était née en 1902, et il avait tenu a l'appeler Sarah en mémoire de sa mère assassinée, au grand dam du curé de la paroisse. Elle avait eu la chance que son père soit trop vieux pour servir de viande a canons, et que sa mère tienne a ce qu'elle reçoive l'éducation a laquelle elle n'avait pas eu droit. A la fin de la Guerre de 14,  elle était entrée a l'école d'infirmières de la Salpètrière, et y avait obtenu l'un des premiers Brevets d'Infirmière Diplômée d'Etat.
   Mes parents s'étaient mariés en 1926, et j'étais né peu après. La grande photo qui trônait sur le manteau de la cheminée de marbre noir témoignait de leur rayonnante beauté. Mon père, sa touffe de cheveux blonds soigneusement disciplinée par de la Gomina, ses yeux d'un bleu très pâle scintillants de bonheur, son sourire enjôleur aux lèvres, le noeud papillon de travers, avait l'air un peu dégingandé dans son complet veston croisé malgré ses larges épaules. Maman, toute menue a ses côtés dans une robe de mariée courte très simple a taille basse, un bonnet retenant ses boucles noires, dardait sur lui le feu de ses grands yeux verts, un gros bouquet d'hortensias blancs dans les bras.  Il y avait aussi une photo de la noce au grand complet sur les escaliers de l'Eglise de Beynes, ainsi que quelques autres photos de famille, dans un album relié de cuir vert rangé dans le tiroir du haut du secrétaire en bois de rose. Parfois, maman le sortait,  et nous le feuilletions ensemble. J'adorais l'odeur de cuir et de vieux papier, et prenais grand plaisir a ces moments de complicité, ou elle me racontait l'histoire de ma famille, illustrée de photos sépia cartonnées encastrées dans d'épaisses pages dorées sur tranche. 
    La photo de mariage des ses parents quelques 26 ans plus tôt sur les mêmes escalier datait de 1900, et je trouvais étrange ces mariés déjà vieux tout habillés de noir, a part le voile de mariée de tulle brodé blanc et les fleurs d'oranger. Grand père Margolis, encore bel homme a quarante six ans, portait une énorme moustache se terminant en pointes, un haut col cassé et une longue redingote boutonnée. La grand mère Emilienne, une  Bouvard de Beynes, avait quinze ans de moins et lui ressemblait comme une jeune soeur. 
    L'arrière grand père Auguste Bouvard avait fait la guerre de 1870, et j'aimais particulièrement regarder sa photo coloriée, montée en vignette sous des pampres ornés d'un phylactère disant bien entendu "Honneur et Patrie". Il avait fière allure, sabre au côté, en grand uniforme de hussard, pantalon rouge, vareuse bleu clair couverte de brandebourgs, gants de chevreau blancs a la main, le manteau jeté négligemment sur les épaules… Je ne me suis rendu compte que beaucoup plus tard que ce n'était qu'un déguisement de photographe, et qu'il n'était en fait que simple trouffion dans la piétaille. Il avait cependant été "glorieusement" blessé a Wissembourg sous les ordres de Mac Mahon, et avait donc pu rentrer a Beynes assez rapidement s'occuper de ses vaches avec une belle médaille dorée a ruban bleu-blanc-rouge, quoique avec une jambe en moins. Il n'avait jamais plus eu l'occasion de rencontrer de photographe, et était resté quiet dans sa campagne sur son pilon en suivant de très loin la capture de l'Empereur, la République, la capitulation honteuse de Bazaines, la prise de Paris,  la victoire des Prussiens et la Commune. Il considérait apparemment que s'il donnait encore un morceau de sa chair a la Patrie, il ne serait plus bon a rien, et attendit des jours meilleurs en engraissant ses cochons et en pêchant dans l'étang voisin… On ne sait a quoi ressemblait son épouse, qui après avoir donné naissance a une fille en 1886, était morte d'une fièvre puerpérale  quelques jours après l'accouchement d'un petit garçon mort né vers 1890. Il l'avait suivie dans la tombe quatre ans plus tard, laissant sa fille unique Emilienne a une soeur cadette qui l'avait élevée comme sienne.
    Il y avait aussi un daguerréotype de la Grand Mère Bouvard habillée de blanc des pieds a la tête comme un petite mariée pour sa première communion, une photo de maman elle aussi en communiante portant la même robe avec un bonnet serré a la dernière mode prise juste avant la guerre de 14 a Paris, une autre enfin de maman en infirmière dans la cour de la Salpétrière le jour de la remise de son diplôme. 
    Bizarrement perdue dans cette collection de portraits, une image énigmatique d'un gros homme masqué tout rembourré d'oreillers de plume, portant de gros noeuds a ses chaussures, et tenant par la selle un vélocipède abondamment décoré de rubans. Il ressemblait a une grenouille géante, si ce n'était la bordure de fourrure autour du masque aux yeux globuleux de batracien, qui laisserait a supposer qu'il avait plutôt du vouloir se déguiser en gorille… Enfin, parmi d'autres images délavées d'inconnus barbus et moustachus, ma préférée: grand père Margolis trônant comme un roi sur la banquette arrière d'une Panhard et Levassor 1905, tiré a quatre épingles et couronné d'un chapeau melon. Cela paraissait bien sûr maintenant un peu démodé, et je préférais bien entendu comme mes copains férus de mécanique "moderne" les lignes gracieuses du dernier modèle Vivasport de Renault, fabriqué dans les immenses usines toute proches, mais tout de même!
    J'allais alors a l'Ecole Publique Laique voisine, ou j'étais si j'en crois les annotations dans mes carnets de notes "Très Bon Elève, mais avec tendance a se dissiper"… Conformément aux souhaits de maman, tous les matins avant la classe, j'allais au catéchisme a la Salle Jeanne d'Arc. La aussi, j'excellais lors des interrogations hebdomadaires du marguillier a régurgiter tel un perroquet bien dressé les formules toutes faites du genre: "Nous sommes au Monde pour connaitre Dieu, l'aimer, le servir et ainsi parvenir au ciel, le séjour de l'éternelle et suprême félicité", que je m'empressais d'ailleurs d'oublier. Je fus premier ex-eco avec un garçon que je n'aimais guère, et qui devint cependant  automatiquement mon "camarade de Première Communion". La préparation du Grand Jour fut longue et minutieuse, avec multiple répétitions du défilé solennel dans la travée centrale de l'Eglise Notre Dame, en rang par deux, cierges éteints a la main, avec bien entendu les deux premiers en catéchisme en tête et les "cancres" a la queue. Je me disais que peut être c'étaient eux les premiers après tout, puisque Jésus avait parait il dit ces paroles que j'avais quelque mal a comprendre: "Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est a eux"…
     Une partie particulièrement importante et hardue de la préparation consista a nous apprendre a recevoir l'hostie sur la langue tendue, fermer la bouche en rentrant la langue, la retourner, la rouler délicatement en évitant a tout prix qu'elle se colle au palais, et a l'avaler entière, sans commettre le sacrilège, honte suprême et péché quasiment mortel, d'amputer le Corps du Christ d'un coup de dent sacrilège. Le curé en avait une véritable phobie, une theophagiophobie pourrait on dire, forme particulière de theophobie a ajouter aux agora, achluo, achmo, algo, anupta, athazagora, blemno, ithyphallo, et les centaines d'autres déjà répertoriées. Et il avait réussi a nous la communiquer. Nous nous voyions déjà la bouche pleine du sang sacré giclant de la morsure, contraints d'avaler le mélange plutôt que de risquer de le vomir sur les dalles centenaires. On ne pouvait tout de même pas éponger le corps du Christ avec une serpillière comme du pipi de chat. La transsubstantiation et le Concile deTrente sont toujours a l'ordre du jour. Ce fut d'ailleurs le sujet d'une grave querelle théologique, et nous sentions le risque d'excommunication planer sur nos têtes. L'alternative de se retrouver avec l'hostie collée au palais paraissait presque enviable. Il suffisait de patienter, et de laisser le Bon Dieu se dissoudre lentement dans les sécrétions salivaires en réprimant les haut le coeur. Je me demande parfois si les Docteurs de l'Eglise connaissaient le processus digestif, et se sont posés le question de savoir ce qu'il advenait des monceaux de "Corpus Christi" malodorant déposés dans les latrines de la ville et derrière les buissons de la campagne avoisinante le Lundi Saint… 
      Il fallait être a l'Ecole un peu avant neuf heures et je devais parfois courir pour arriver a temps. A neuf heures pile, sur un coup de sifflet du Directeur, tout le monde se mettait en file indienne devant l'entrée de sa classe, ou attendait "le Maitre". Sur un autre coup de sifflet, nous entrions dans la salle et gagnions nos double bureaux de chêne massif au banc patiné par des milliers de fonds de culotte, tout comme l'abattant l'était par autant de paires de coudes. Ils étaient la depuis l'ouverture de l'Ecole sous Jules Ferry, et portaient les cicatrices infligées par les canifs et les encriers de garnements de tout poil depuis plus de cinquante ans. Deux encriers de porcelaine blanche dans leur trou respectifs étaient remplis d'encre violette que le Maitre fabriquait en versant un tube de cristaux dans un litre d'eau. Une profonde rainure permettait de poser son porte plume et ses crayons. " Asseyez vous! Bras croisés!". Et la journée commençait par une leçon de "Morale", un sujet  qui devait malheureusement éventuellement disparaitre des programmes scolaires.
      Il n'était alors pas du tout politiquement incorrect de faire porter des bonnets d'âne aux paresseux et aux simple d'esprit. Etaient aussi parfaitement naturels les stations "au coin" a genoux sur un bâton, les coups de règle sur les trois doigts joints, les tours de classe tirés par l'oreille, et les qualificatifs d'idiot, imbécile, crétin, abruti, débile, taré, minus, âne(parfois bâté), bourrique, bon a rien, nullité, etc… Pour nous aussi bien que pour "le Maitre", ces termes étaient  plus ou moins équivalents et interchangeables. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'appris qu'il s'agissait pour certains de termes médicaux précisément définis au début du siècle par Binet et Simon, et qu'il existait une hiérarchie de la débilité mentale. Un idiot était médicalement pire qu'un imbécile, lequel était lui même intellectuellement inférieur a un crétin. Les pays de langues Anglaise, encore plus précis, plaçaient le "Moron"(QI 55-85) entre l'Imbécile(QI 40-55) et le Crétin(QI 70-85), le pauvre Idiot devant se contenter d'un QI en dessous de 40, ce qui correspondait grosso modo d'après certains "scientifiques" au niveau d'un gorille. Après tout, nous partageons avec ces derniers 98 pour cent de nos gènes, pourquoi ne seraient ils pas sur la liste! Reste a savoir ou placer l'abruti et la bourrique...
      J'avais deux bons copains dans ma classe, et dès la sortie a quatre heures, nous allions courir les rues. Ils étaient comme moi férus de mécanique et d'aventure, et lisaient Jules Vernes, qui 30 ans après sa mort, faisait encore figure de visionnaire dans certains domaines. Certes, le tour du monde avait maintenant été bouclé par avion, mais en 175 jours. Le Zeppelin lui, l'avait accompli en 21 jours.
     Gustave Bourachon, dit Gus, était le fils du chef de Gare, et connaissait tout des locomotives. On parcourait avec lui les hangars ou des mécanos maculés de cambouis travaillaient sur les monstres a vapeur. Le père de Julius Azimov, dit Julot, travaillait chez Farman, et nous avions par lui accès a ces ateliers d'aviation a l'histoire fabuleuse ou il travaillait a la construction des Moustiques, un tout petit avion de Sport en bois et toile. Enfin, le troisième larron, et pas le moindre, Victor Merlin, dit l'Enchanteur, ou simplement Vic selon les circonstances, avait un talent de conteur sans pareil, et inventait des histoires fabuleuses inspirées de Jules Vernes, Fennimore Cooper, Robert Stevenson et Saint Exupéry. Il était bien entendu toujours premier en Rédaction, et un sérieux concurrent en tête de classe. Son père était contremaitre chez Renault sur la chaine de la Primaquatre 14CV. Leurs mères, contrairement a la mienne, et comme la plupart des femmes mariées a l'époque, "ne travaillaient pas", façon de parler… Elles se contentaient de se lever les premières pour allumer le feu, aller chercher l'eau, préparer le petit déjeuner, faire la vaisselle, le ménage, la lessive, le repassage, le ravaudage, les courses, la cuisine et autres taches ménagères. 
     J'avais reçu parmi d'autre Livres de Prix a la fin de l'année un énorme volume juste publié par le magazine "L'Illustration" intitulé "Histoire de l'Aéronautique". Il avait pour pendant  "l'Histoire de la Locomotion Terrestre" en deux volumes. Gus s'était débrouillé pour racheter a un copain en sacrifiant sa collection d'Agates celui concernant sa passion particulière: "Les Chemins de Fer", et l'Enchanteur avait échangé contre "L'Ile Mystérieuse" et "Robinson Crusoe" qu'il connaissait par coeur le dernier volume de la collection: " La Voiture, le Cycle, l"Automobile". Nous avions donc en commun toute la technologie de l'époque. Enfin, Julot avait eu pour Noel "Vol de Nuit" de Saint Exupéry, qui avait fait le tour de la bande et nous avait enthousiasmés. Notre héro devait d'ailleurs voler bientôt sur un énorme Farman F222 construit en partie par son père, et équipé de quatre moteurs Gnome et Rhone construits eux aussi a deux pas de chez nous. Billancourt était alors un haut lieu de la construction Aéronautique et Automobile, choses qui nous passionnaient.
     La technologie n'était pas loin s'en faut notre seule préoccupation. Les hormones commençaient a bouillonner, et une partie de notre temps était consacré a essayer de découvrir ce qui se cachait exactement sous les jupes plissées de nos condisciples de l'Ecole de Filles. J'avais parfois joué il y avait déjà quelques années avec une petite voisine dans les greniers du marchand de bière et de limonade voisin, et nous avions après des négociations prolongées satisfait notre curiosité en baissant brièvement d'un commun accord et en parfaite synchronisation nos culottes Petit Bateau, face a face dans un recoin de l'entrepôt. J'avais été très déçu de constater qu'il n'y avait en fait rien du tout dans la culotte des filles. Ce n'est pas qu'il y en avait tellement gros dans la mienne a l'époque, mais tout de même… Et puis avec la puberté, les choses avaient commencé a prendre de l'importance, surtout les matins au réveil. 
     Les investigations menées chez le marchand de journaux n'avaient cependant toujours pas levé le mystère féminin. Nous avions déniché les revues "Naturistes" presque cachées derrière d'autres magazines sur le rayon du bas au fond du magasin , et pendant que l'un d'entre nous faisait le guet, accroupis derrière les piles de livres, nous les feuilletions avec anxiété, curiosité et concupiscence. Il n'y avait pourtant toujours absolument rien au bas du ventre de ces belles filles souriantes aux seins pigeonnants. Il y avait parfois sur la couverture un "Bon pour visiter un Camp Naturiste", et si nous avions su ou en trouver un, nous l'aurions sans doute découpé, mais nul n'avait pu nous renseigner sur leur location, et nous en étions venus a douter de leur existence.  
     Mais si nous ne savions pas encore très exactement a quoi correspondait le mouvement de l'index entre les doigts recourbés que faisaient les plus grands, nous avions découvert depuis quelques temps les plaisirs solitaires. Cela se faisait généralement, du moins pour ma part, le soir au lit, a plat ventre devant un catalogue de La Samaritaine ouvert a la page des sous vêtements féminins, avec un mouchoir glissé dans le slip pour absorber les fluides séminaux émis après un simulacre de coit. Je ne me suis jamais posé la question de savoir si ma mère remarquait la rigidité des mouchoirs qui allaient au lavage chaque fin de semaine. J'avais la chance d'avoir une chambre a moi, et étais donc a peu près sûr de ne pas être dérangé durant ces activés probablement illicites. C'était un point resté indéfini, n'en ayant jamais parlé a personne, et personne ne m'en ayant jamais parlé, mais elles avaient un parfum de fruit défendu, et le plaisir quoique bref était assez intense pour provoquer un certain sentiment de culpabilité. A tout hasard, je gardais a portée de la main "Le Dernier des Mohicans" ou "La Case de l'Oncle Tom", en cas d'intrusion intempestive. 
     Je dois en toute honnêteté avouer que les hormones étaient en une telle ébullition a l'époque que ces séances nocturnes n'étaient pas toujours suffisantes, et devaient parfois être supplémentées de performances diurnes. Le terme "performance" est d'ailleurs assez descriptif en l'occurrence. Non seulement j'avais ma propre chambre, mais cette chambre avait un très grand placard qui fermait a clef. Nous n'avions guère d'argent, mon père étant médecin par vocation plutôt que par cupidité, et la situation économique n'étant guère favorable a sa clientèle ouvrière et laborieuse, malgré les efforts de Leon Blum et du Front Populaire. Mais il était "bricoleur". Il m'avait fabriqué un "cozy" en disséquant a la scie a cadre de vieux "bois de lit", et avait posé au sol a ma demande un linoléum bon marché a carreaux noir et blanc. L'ameublement était complété par un petit meuble a deux portes offert par ma grand mère pour le Jour de l'An, ou je rangeais mes quelques vêtements, une chaise paillée, et un fauteuil Voltaire au haut dossier qu'il avait re tapissé d'un reps rouge de mon choix.  J'en reviens au linoléum, qui en l'occurrence a son importance, et dont les carreaux noir et blanc avaient environ trente centimètre de côté.
     Un jour, au cours d'une autre visite clandestine aux belles nudistes, nous n'avions pas pu résister, et avions chipé une revue, que nous avions partagé équitablement en quatre, cinq pages chacun, tirées a la courte paille. J'avais caché mon trésor dans un magazine de Mickey glissé sous une boite a chaussures sur le rayon du haut de mon placard. Il me fallait tirer la chaise jusque dans le placard pour l'atteindre. J'en viens au fait. Je m'assurais d'abord que mes parent étaient absents ou occupés, je fermais soigneusement la porte de ma chambre, ouvrais le placard, tirais la chaise sous l'étagère, et fermais la porte a clef. Après avoir récupéré Mickey, baissé ma culotte et mon slip petit bateau, je m'installais sur la chaise dont la paille un peu rêche me grattait les fesses, et commençais a regarder les belles nudistes. Il ne fallait pas grand chose et pas longtemps alors pour "être prêt", et pas bien longtemps non plus pour obtenir une belle éjaculation. Je ne savais rien alors de l'artillerie et de la ballistique, mais ce sont après tout les Français qui ont perfectionné l'art du pointage des mortiers, et l'instinct suggère qu'une élévation de quarante cinq degrés était grosso modo correcte en l'occurrence, ce qui permettait une belle trajectoire parabolique d'une portée moyenne de trois a quatre carreaux, soit un bon mètre. Avec l'entrainement, j'arrivai a près d'un mètre vingt de portée, a condition bien sûr que la chaise soit le dossier au mur. J'aurais risqué autrement de tacher le papier peint…Le mouchoir, toujours le même servait a essuyer tout ça... Ces chose étaient du domaine privé, et restaient alors totalement secrètes. Nous n'en parlions jamais entre nous.
     Les "grandes vacances" de 1938 étaient arrivées en Juin, et allaient durer jusqu'en Octobre. L'avènement du Front Populaire en 1936 avait changé la donne, et après les grèves quasi générales et les occupations d'usines qui avaient paralysé le pays, le patronat avait dû lâcher du lest et signer les Accords de Matignon: augmentation des salaires, droit syndical, semaine de quarante heures et, du jamais vu, quinze jours de congés payés. C'était maintenant la troisième fois que les travailleurs Parisiens pouvaient partir en vacances en Juillet-Aout et "aller a la mer", ou du moins se reposer et aller en famille pique niquer  au bois de Boulogne, PENDANT LA SEMAINE!… Avec son accent inimitable, Maurice Chevalier chantait a la radio "Dans la Vie Faut pas s'en Faire…", et tout le monde reprenait en choeur "Moi je n'm'en fais pas!".
  Quelques années plus tôt, a la mort de ses parent, ma mère avait hérité de la petite ferme de Beynes ou sa mère était née, mais nous n'avions jamais eu le temps d'y retourner, bien que ce ne fut qu'a une cinquantaine de kilomètres de Paris. Cette année la, mes parents décidèrent que le bon air de la campagne me ferait du bien, et que nous y passerions le mois d'Aout. Papa avait trouvé un "remplaçant" pour s'occuper de la clinique en son absence.  Je n'eu pas trop de mal a les convaincre que le bon air me ferait encore plus de bien si mes copains courraient la campagne avec moi, et la famille s'agrandit donc temporairement de trois garnements supplémentaires. Le vieux Docteur Bonnafout refusa de nous accompagner, mais nous proposa généreusement de nous prêter son automobile que de toutes façons il ne conduisait plus guère. C'était une torpédo Citroen B12 jaune vif modèle 1926 qui avait encore fière allure malgré ses douze ans d'âge, car il l'avait toujours bichonnée et gardée au garage. Bon, ce n'était pas une Viva Quatre dernier modèle aux lignes "ultra modernes", mais c'était quand même pour nous la liberté des déplacements. Nous voila donc partis de grand matin par un beau soleil, la capote baissée, et une grosse malle d'osier pleine de draps, de vêtements et de victuailles attachée a l'arrière par de larges courroies de cuir. Je trônais comme un petit prince entre mes parents sur la banquette avant, avec sur les genoux mon "Histoire de l'Aéronautique" qui n'avait pas trouvé place dans la malle et que j'avais décidé au dernier moment d'emporter quand même, tandis que Julot était encadré de Gus et de Vic sur la banquette arrière, les pieds posés sur leurs sacs. La voiture n'avait en effet pas de coffre, mais peu leur importait, car c'était la première fois qu'ils partaient en vacances ainsi, et nous étions heureux de partir ensemble.
  Il n'y avait a l'époque pas tellement de monde sur la route, même un début Aout, la grande majorité des vacanciers n'ayant pas de voiture et prenant le train. Après avoir descendu l'Avenue du Pont de Sèvres et traversé la Seine, nous continuâmes sur Versailles par Sèvres en longeant la Manufacture, les Bois de Chaville, et Viroflay. L'avenue de Paris nous mena directement face aux grilles du Château de Versailles, et comme il était encore tôt et qu'aucun des enfants n'avait encore eu le privilège d'en faire la visite, mes parents décidèrent que nous ferions halte jusqu'à midi pour nous y promener.  Une fois la voiture garée sur la Place d'Armes, nous commençâmes par un petit tour dans les Grandes Ecuries Royales, puis les Petites Ecuries Royales. Je fis la remarque qu'elles me paraissaient a peu près identiques, et mon père nous expliqua qu'elles ne devaient en fait pas leur noms a leur taille, mais a leur usage, la "Petite" étant réservée aux voitures et leurs attelages, alors que la "Grande" abritait les nobles chevaux de selle et le manège. Comme aucun d'entre nous ne savait quoi que ce soit sur les chevaux, il dû d'ailleurs aussi nous expliquer que le "manège" en question n'était pas une ronde de chevaux de bois, mais servait a l'apprentissage des Arts de l'Equitation… Nous eûmes même la chance d'y voir quelques cavaliers en grande tenue faire travailler a leurs belles montures des figures de "Dressage", un autre mot dont mon père nous expliquât la signification.

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